Je ne suis pas près d’oublier le magnifique tympan de l’abbatiale de Conques sur le chemin de Compostelle. On y voit, comme sur celui de tant de cathédrales, le Jugement dernier, avec ses élus et ses damnés. Celui qui pénétrerait dans ce lieu sacré se souvenait que sa vie était orientée vers un au-delà du temps et qu’il serait jugé quand il quitterait cette terre.
De nos jours, les prêtres ne se risquent plus dans une prédication sur les “fins dernières”. Cette thématique est jugée trop culpabilisante et maniant la peur à l’envi. Aujourd’hui, faisant fi de toute préoccupation de l’au-delà, nous nous sommes centrés sur l’ici-et-maintenant. Lors d’un décès, l’attention est plus portée vers les traces que le défunt laissera ici-bas que sur sa destinée éternelle.
Hélas, cet ici-et-maintenant est de plus en plus accéléré et fragmenté. Le présent est surinvesti par l’inquiétude et le stress du moment, le tout-tout-de-suite, la communication tous azimuts et le prurit de l’information. Il est dévoré par le passé et obnubilé par l’avenir. L’ici-et-maintenant, au lieu d’être présence à ce que l’on fait devient fuite en avant ou rumination du passé.
Or, seul le moment présent est vraiment en notre possession. Mais encore faut-il ne pas tomber dans le “présentisme”, maladie du temps qui consiste à faire disparaître le passé et à se contenter du court-terme. Un présent clos, immédiat, sans perspective ni racines, un bunker.
La vie spirituelle est la discipline du temps, sa maîtrise. Elle consiste à l’unifier, à l’enraciner et à l’orienter. Les scientifiques nous disent que lorsqu’on est pleinement attentif à ce que l’on fait, notre cerveau est dans les meilleures conditions pour produire les principales substances nécessaires à notre bien-être. C’est le fameux Carpe diem d’Horace prôné par les épicuriens et les stoïciens.
Puis-je vous prendre un peu de temps ? se prend-on souvent à dire au téléphone. Mais, le temps n’est-il pas fait pour être pris ou, plus exactement, pour être donné aux autres ? Sa dynamique intime n’est pas la rentabilité, l’efficacité, l’insouciance. Sa dialectique, disait le philosophe Levinas, est celle même de la relation aux autres.
Le temps chrétien s’épanouit au-delà du temps, dans cette plénitude que l’on appelle éternité, faute d’un autre mot. Ne serait-ce pas le temps de la présence totale les uns aux autres, de l’éternel recueillement où tout ce qui a été vécu dans le temps qui passe se recueille dans celui qui demeure ?
Le temps, en effet, semble se dérouler du passé vers l’avenir. Mais il faut le voir dans sa profondeur. Dans la liturgie chrétienne, le jour de Noël, alors qu’on fête un événement d’il y a deux mille ans, on chante “Aujourd’hui nous est né un Sauveur”. Blaise Pascal disait : “Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde”, même si la passion se situe dans le passé. Dieu, en effet, se rencontre dans la ligne de la profondeur et souvent nous le situons sur la ligne chronologique.
Quand la ligne chronologique aura disparu, il ne restera que la profondeur.
Charles Delhez sj
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