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Si un sursaut ne se produit pas…

Charles Delhez sj —


Les textes bibliques de la fin de l’année liturgique, de facture apocalyptique, ont parfois un côté effrayant. La littérature d’aujourd’hui aussi. Il y a 25 ans, dans Les identités meurtrières[1], Amin Maalouf pointait déjà la crise de l’Occident. Le modèle de société le plus attrayant, celui qui a terrassé tous les autres, faisait-il remarquer, doute profondément de lui-même. Au point, ajouterais-je, que la génération qui monte hésite parfois à faire encore des enfants.

Une dizaine d’années plus tard, Maalouf publie Le dérèglement du monde. En ce début du XXIe siècle, observe-t-il, le monde présente de nombreux signes de dérèglement : intellectuel, économique, financier, climatique… L’Humanité aurait-elle atteint son « seuil d’incompétence morale » ? Il craint l’épuisement simultané des civilisations, notamment des deux ensembles culturels dont lui-même se réclame : l’Occident et le monde arabe. Le premier, lance-t-il, n’est plus fidèle à ses propres valeurs, il ne les a pas respectées face aux peuples qu’il dominait ; le second est enfermé dans une impasse historique. Cet ancien journaliste demeure toutefois fasciné par l’aventure humaine qu’il chérit et vénère. « S’il y a au-dessus de nos têtes un Créateur suprême, nous méritons sa fierté autant que Sa colère[2]. »

Une dizaine d’années plus tard encore, dans Le naufrage des civilisations[3], notre auteur d’origine libanaise estime que l’Humanité est au seuil du désastre. Dans ces pages, il donne l’impression de voir le futur tant ses craintes se vérifient. Comme les grands prophètes bibliques, à partir de ce qui joue dans le présent, il met en garde quant à l’avenir.

C’est le célèbre 1984 d’Orwell qui a fait prendre conscience à Amin Maalouf qu’un risque existait, pour les sociétés humaines, aussi avancées soient-elles, d’être prises un jour dans un engrenage qui remettrait en cause tout ce qu’elles ont bâti. Orwell, en effet, craignait de voir la science détournée, les idéaux pervertis et l’humanité asservie par cela même qui était censé la libérer. « Ce que L’humanité sait faire de meilleur, écrit Maalouf, est perverti par ce qu’elle sait faire de pire, tel est le paradoxe tragique de notre temps. » Et de craindre aussi le remplacement des hommes par des machines : l’invasion est déjà commencée par « nos cousins mécaniques », entendez : les robots.

Le philosophe et anthropologue Bruno Latour, récemment décédé, estimait aussi que le projet même de la modernité croule. Dans son recueil posthume, Qui perd la terre, pers son âme, il n’hésite pas à dire : « Les clercs se sont longtemps préoccupés de savoir s’il fallait moderniser ou non le christianisme pour l’adapter à l’époque. » Mais en fait, ajoute-t-il, « c’est l’ensemble de la modernisation qui s’effondre aujourd’hui sous nos yeux[4]. »

Heureusement, disait Pedro Calderon au 17e siècle, « le pire n’est pas toujours certain ». Un sursaut demeure possible, affirme Maalouf. « Il m’est difficile de croire que l’humanité se résignera docilement à l’anéantissement de tout ce qu’elle a construit[5]. » Mais il n’oublie pas le drame du Titanic.

Un sursaut s’impose donc. À nous de choisir : entretenir la sinistrose ou parier sur un changement radical. Celui-ci s’enracine en chacun de nous. C’est à ce sursaut que les textes de la fin de l’année liturgique nous invitent avec insistance.




[1] Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Grasset 1998, Livre de Poche 15005.

[2] Amin Maalouf, Le dérèglement du monde, Grasset 2008, Livre de Poche 31979, p. 300.

[3] Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations, Grasset 2019, pp. 319, 321

[4] Bruno Latour, Qui perd la terre, pers son âme, Balland 2022, p. 68.

[5] Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations, Grasset 2019, p. 330.

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