Charles Delhez sj –
« Sans jugement, bien sûr ! » Cette expression revient plus qu’à son tour, surtout lorsqu’on est occupé à juger ! Serait-ce parce qu’on n’ose plus se prononcer à propos du bien et du mal, tout étant relatif ? Or, le mal existe bel et bien. Il se manifeste dans le monde politique, économique, social, familial…
Il n’y a jamais eu autant d’appels à la justice, car c’est toujours l’autre qui a tort et on va le lui prouver ! Quant à moi, il faut que j’évite de culpabiliser, et surtout que l’on ne me culpabilise pas par des discours moralisants. Sans doute, l’excès inverse existe. Il y a cette culpabilisation malsaine, morbide qui me taraude et m’empêche de vivre heureux. « Le passé est le poison du maintenant. Ressasser, c’est mourir un peu », dit Sasha à Violette dans Changer l’eau des fleurs, de Valérie Perrin[1]. L’Église aussi a trop souvent manié le bâton pour se faire obéir.
La tendance dominante est aujourd’hui d’externaliser le mal. Il est dans l’histoire du passé, dans l’autre que j’ai assigné en justice, dans l’extrême-gauche si je suis à droite, voire à l’extrême-droite (et réciproquement), dans la religion si je suis en athée radical et dans l’athéisme si je suis un croyant fondamentaliste. Moi innocent, ce sont les autres qui sont coupables. Tel est bien le mécanisme de tous les totalitarismes du XXe siècle qui iront jusqu’à l’extermination des autres, coupables d’impureté de race – le nazisme – ou de mécompréhension de la véritable révolution – le stalinisme. « L’homme moderne dispose d’un viatique : la récrimination, explique Sylvain Tesson dans La panthère des neiges. Il suffit de se déclarer victime pour s’épargner l’aveu de l’échec. […] Chercher des coupables occupe le temps et économise l’introspection. »
Ne tombons ni dans l’innocence originelle ni dans la culpabilité native. Soyons lucides et reconnaissons qu’il y a en nous quelque chose qui nous échappe – le « Ça », aurait dit Freud. Il nous appartient de le domestiquer pour que le moi – qui n’a rien à voir avec un ego surdimensionné – advienne, dirait encore Freud. De la violence nous habite et les jeux vidéo nous apprennent à y prendre plaisir.
« Eh bien le mal, il ne faut pas croire qu’il s’est imposé à nous venant de l’extérieur ; il n’est pas en dehors de nous, il est à l’intérieur de nous. […] Il faut travailler pour l’expulser. » On croirait entendre Jésus ; il s’agit en fait de son contemporain, le philosophe stoïcien Sénèque, né en 4 av. J.-C. Tel est finalement le message de toutes les spiritualités, des grands courants philosophiques, des religions ou encore de la psychanalyse. Le seul Jihad qui devrait prévaloir, estiment les musulmans éclairés, c’est celui de la transformation intérieure.
Un peu de réalisme donc. Il n’y a pas moyen d’expulser le mal du monde si je ne travaille pas à l’expulser de moi. Cette tâche ne sera jamais achevée. Je ne dois certes pas attendre d’être entièrement pur pour œuvrer à l’amélioration du monde et dénoncer le mal. Mais gageons que mes combats extérieurs prendront une tout autre teinte si je suis conscient de ceux que je n’ai pas fini de mener à l’intérieur de moi-même. De plus, je serai libéré de ce poison qui consiste, à mots couverts parfois, à juger les autres. J’économiserai bien des énergies que je pourrai investir ailleurs.
[1] Albin Michel, 2018, LP 3566, p. 506.
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