Charles Delhez sj –
Rancœurs, jalousie, désir de vengeance, offenses jamais oubliées nous empêchent de vivre. Les relations humaines sont un tissu fragile qu'incompréhensions et disputes déchirent. Il est sans cesse à recoudre. Il faudra parfois des années pour y parvenir. Tant que le cap n’est pas franchi, on vit avec une écharde dans le cœur, une blessure.
Le premier pas, c’est d’oser regarder cette blessure en face. Jouer à cache-cache avec elle nous en rend prisonniers. Le jour où, dans le secret du cœur, nous nommons notre mal, nous commençons à en être maîtres. Il faut pouvoir se dire : c’est là que j’ai été blessé, c’est ce pardon-là que je n’ai pas encore pu donner. « Celui qui veut être guéri doit avoir le courage d’avouer ses maladies », dit un proverbe du Burundi.
Pour parvenir à pardonner, il est essentiel de ne pas réduire l’autre au mal qu’il a fait. Il n’est pas entièrement coupable, mais seulement coupable de. Sa faute ne le qualifie pas tout entier, mais seulement dans un (ou plusieurs) de ses actes. « Les bourreaux qui sont là, qui détruisent des vies, ce sont encore des êtres humains, dit Bruno Bettelheim, rescapé des camps de concentration, ce sont des hommes comme moi : j’aurais pu être ce qu’ils sont et faire ce qu’ils font. » Nous sommes toujours si prompts à nous disculper lorsque nous avons mal agi. Pourquoi l’autre serait-il sans aucune excuse ni circonstance atténuante ?
Pardonner n’est pas oublier, mais reconfigurer sa mémoire. Elle n’est plus obsédée par le mal subi, prisonnière du passé et de sa lecture unilatérale. Le pardon n’est pas d’abord un sentiment, mais une décision qui nous tourne vers l’avenir : je ferai ce qui est en mon pouvoir pour que notre relation soit à nouveau positive, si du moins tu y consens. Rien ne m’assure que tu ne recommenceras pas, mais je serai prêt à pardonner à nouveau. Celui qui pardonne renonce en effet à mettre fin à son espérance en l’autre !
Le pardon est d'une étonnante logique, celle de l’amour : tu es injuste à mon égard, eh bien moi, je serai injuste au tien : au mal que tu me fais, si l’occasion m’en est donnée, je répondrai par le bien ! « Si tu rencontres le bœuf ou l’âne de ton ennemi qui divague, tu dois le lui ramener, lit-on dans la Bible. Si tu vois l’âne de celui qui te déteste tomber sous sa charge, cesse de te tenir à l’écart ; avec lui tu lui viendras en aide » (Ex 23, 4-5).
Une fois le pardon donné, la réconciliation n'est pas pour autant acquise. Nous sommes invités à pardonner, c’est-à-dire à vouloir du bien à ceux qui nous ont fait du mal. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne sont plus nos ennemis. Car la réconciliation dépend aussi de l’autre : ma main est tendue, la saisira-t-il ? Pourrons-nous à nouveau marcher ensemble et construire quelque chose à deux ? Pas toujours. Toute relation n’est pas possible ; notre capacité relationnelle est limitée. Mais s’il y a moyen de vivre quand la réconciliation est refusée, les sentiments négatifs entretenus, le refus de pardonner empêchent d’être en paix. Celui qui maudit se détruit lui-même. La souffrance intérieure continue à le ronger, il est prisonnier du pardon qu’il refuse.
Reste un pardon bien particulier, parfois le plus difficile, celui à soi-même. Ne faut-il pas avoir pour soi la même tendresse et la même indulgence que celles que l’on peut avoir pour ceux que l’on aime ?
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