Où allons-nous ?
Charles Delhez sj –

"Où allons-nous?", se demandait déjà Georges Bernanos en 1943. Ce grand écrivain dont nous commémorerons ce 5 juillet, les 75 ans de sa mort, écrivit en 1947 un essai au titre étonnant : La France contre les robots[1], violente critique de la société industrielle. Il lance un cri d’alarme contre la civilisation des machines, celle de "la Technique d'abord, de la Technique partout". Avec une majuscule, comme pour Dieu! Il avait pressenti l’avènement de la techno-science-économie sans savoir à quel point l’IA, l’Intelligence Artificielle[2], par exemple, envahirait notre société. Cet homme est actuel parce qu'il est antimoderne, a pu écrire l'historien Jacques Julliard.
Bernanos s'affichait comme catholique. Il suffit d'évoquer l'un ou l'autre titre, Sous le soleil de Satan (1926), le célèbre Journal d'un curé de campagne (1936), adapté au cinéma par Robert Bresson (1950).
Ce roman se situe dans la ligne spirituelle de Thérèse de Lisieux. Le "tout est grâce", qui le clôture est de Thérèse elle-même. N'oublions pas non plus Le dialogue des Carmélites (posthume, 1949), considéré comme son testament spirituel.
Cet écrivain fut un Français épris de liberté. Liberté politique. Dès 1938, il s'était exilé au Brésil d'où il soutint activement de Gaulle contre Pétain. La liberté aussi fait au monde de la technique. "Le danger n'est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d'hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner”, avertissait-il.
Il estimait en effet que le machinisme limite la liberté des hommes et la perturbe jusque dans leur mode de pensée. Elle est au service de ce monde tout entier voué à l'Efficience et au Rendement. Avec majuscule aussi ! La civilisation de la machine est elle-même une machine. Écoutons-le: "Imbéciles, ne voyez-vous pas que la civilisation des machines exige en effet de vous une discipline chaque jour plus stricte ?" Fin de citation. On sourit, c'est parfois si vrai !
La tyrannie technicienne réduit l'homme à l'animal économique qui demeure en lui. Bernanos contestait l'idée selon laquelle la libre entreprise conduirait automatiquement au bonheur de l'humanité, car, selon lui, "il y aura toujours plus à gagner à satisfaire les vices de l'homme que ses besoins." Sans commentaire !
Mark Hunyadi de l'UCLouvain, qui vient de publier un essai sous le titre de Le second âge de l'individu, prolonge à sa façon cette pensée. Ce philosophe perçoit un tournant dès le 14e siècle lorsque la pensée nominaliste a tout recentré sur la volonté individuelle. De là, explique-t-il, toutes les évolutions actuelles jusqu'au transhumanisme. Notre liberté a été absolutisée au détriment de l'autre. La réalité serait au bout de notre désir, elle n'a qu'à se plier ! Et le plus rapidement possible. Cet individualisme individualiste a mis en place un système qui nous rend prisonniers de notre "bulle libidinale", selon son expression, et nous ne pouvons plus en sortir. Il nous faut mettre en place un "individualisme relationnel" où prime la relation au monde et aux autres.
Où allons-nous ? "Nous sentons bien, disait Bernanos, que nous assistons à la fin d'un monde sans rien savoir au juste de celui qui le remplacera.” Terminons par cette citation qui ouvre sur l'avenir: "La plus haute forme de l'espérance, c'est le désespoir surmonté." Mais nous n'y arriverons pas seuls. Que se ressemblent donc tous les gens lucides et tous les courageux!
[1] La France contre les robots a connu plusieurs éditions, ainsi FV Éditions, 2019. [2] L'IA qu’il vaudrait mieux appeler l’appeler Intelligence augmentée, et seulement dans certains domaines.
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