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Le baiser de Judas



Le baiser de Judas est sans doute le plus fameux de l’histoire, plus que celui de Roméo et Juliette. Ce prénom aura fait couler beaucoup d’encre, courir beaucoup de pinceaux. Il sera même devenu un nom commun : un Judas est un traître ou encore une petite ouverture dans une porte, pour voir sans être vu. Mais il est surtout une énigme historique. Si l’on prend les évangiles à témoin, il a été choisi par Jésus pour faire partie des Douze et il l’a trahi. Deux raisons en sont données, pas toujours toutes les deux ni dans le même ordre : la cupidité (trente deniers) et l’influence satanique. Voilà tout ce qu’on sait. Quant à son surnom, Iscariote, la liste des interprétations est incalculable.

L’inspiration romanesque s’est largement emparée du personnage. Des auteurs ont cherché à l’excuser. Ainsi Sylvie Germain : « Judas n’est pas un traître, c’est un mal-voyant et un mal-entendant de l’amour. Un trop aimant, enfiévré d’inquiétude et d’impatience[1]. » Ou bien ont-ils cherché à le sauver in extremis, comme Don Mazzolari : « Peut-être qu’au dernier moment, en se souvenant de cette parole et de ce baiser que Jésus avait accepté, Judas aussi aura senti que le Seigneur l’aimait encore et le recevait parmi les siens[2]. » Ou même à le réhabiliter, comme Frédéric Lenoir, en suggérant qu’il a peut-être voulu mettre Jésus au pied du mur, le provoquer pour qu’il réagisse enfin, qu’il sorte de sa réserve messianique.

Cette thèse est aussi celle du romancier de langue hébraïque Amos Oz dans une conférence éditée après sa mort, sous le titre Jésus et Judas[3]. Pages passionnantes. Selon Shmuel Asch, un personnage de ses romans[4], la version des évangiles est invraisemblable. En fait, Judas croyait en la divinité du Christ, en sa mission de Rédempteur. Il n’était pas un traître, mais un fanatique. Il a voulu le forcer à se dévoiler de manière spectaculaire, espérant une résurrection immédiate pour que le Royaume céleste s’accomplisse hic et nunc. Cloué sur la croix, il en descendrait, sain et sauf, au vu de tous. Mais cela ne s’est pas réalisé. D’où son désespoir.

L’intérêt de cette conférence d’Amos Oz est cependant ailleurs, me semble-t-il. Elle fait percevoir la souffrance juive. Dans bien des langues, le nom de ce traître déicide évoque celui de ce peuple juif. La vision antisémite des Nazis a été puisée, estime Oz, dans le vaste réservoir de l’iconographie qui présente Judas comme celui qui a tué Dieu.

Ces pages, récemment publiées chez Grasset, nous apprennent aussi comment des Juifs peuvent considérer Jésus aujourd’hui encore comme l’un des leurs, farouchement indépendant, non-conformiste, avant-gardiste, qui marchait dans les pas des prophètes bibliques irascibles et valeureux. « C’était l’un de nos plus grand maîtres, moralistes et visionnaires », avait appris notre auteur de la bouche de son oncle Joseph.

Judas restera une énigme. Voilà un personnage qui a joué un grand rôle dans notre histoire. Quelles étaient ses motivations ? Nous ne le saurons sans doute jamais. Il y a tant d’événements dont la trame profonde nous échappe, mais nous en sommes les héritiers.

Charles Delhez sj

[1] Sylvie Germain, Mourir un peu, DDB 2000, p. 88. [2] Don Primo Mazzolari (1890-1959), Homélie du Jeudi Saint 1958, à Bozzolo (Mantoue). Le pape François l’a cité le Vendredi saint 2014. [3] Amos Oz, Jésus et Judas, Grasset 2021. [4] Amos Oz, Judas, Gallimard 2016.

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