Dans le coude-à-coude de la vie ordinaire
Charles Delhez sj –
Âgée d'à peine 15 ans, Madeleine y allait fort : « Dieu est mort, vive la mort. Puisque c'est vrai, il faut avoir le courage de ne plus vivre comme s'il vivait. » Devant un agonisant, pensait-elle, il faut apprendre à se dire, non pas “Au revoir”, ou pire, « Adieu », mais « À rien du tout ».
Un athéisme radical, donc. Mais le 29 mars 1924, à l’âge de 20 ans au terme d'une recherche intellectuelle exigeante, elle vécut une conversion qu'elle qualifiera de violente. Elle fit l'expérience de Dieu. Dans les jours qui suivirent, elle se rendit au bureau d'accueil de l'archevêché de Paris pour y faire don de ses deux bijoux, deux opales. Une nouvelle vie commençait.
Cette Madeleine n'est autre que Madeleine Delbrêl, une des grandes apôtres du milieu du siècle dernier. Devancière de ce que le Concile dira à propos des laïcs et inspirée par un Charles de Foucauld, elle vivra à Ivry-sur-Seine, de 1933 jusqu'à sa mort en 1964. Dans cette cité ouvrière, le marxisme régnait en maître, l’anticléricalisme et l’opposition à toute religion y étaient notoires. On jetait des cailloux et croassait au passage d'un curé.
Dans ce milieu, la jeune femme sut se faire accepter. Elle fut même un temps engagée par la mairie communiste. Ses convictions chrétiennes étaient pourtant connues. Son évangélisation, humble et ferme à la fois, était fondée sur le dialogue plus que sur une affirmation identitaire. Elle témoignait par sa vie et sa parole et s'en remettait à Dieu pour le reste.
L'incroyance était en effet, pour elle, la plus grande des pauvretés. Elle voulait « crier » le nom de Dieu là où il n'est même plus prononcé et prier au cœur de ce monde. La prière aura en effet toujours une grande part dans sa vie. Mais aussi la fraternité. Elle fonda La Charité, un petit groupe de femmes partageant son idéal. La vie communautaire l'aidait à affronter la solitude de la foi dans ce monde déchristianisé.
Paroissienne fidèle, Madeleine n’était pas pour autant une « paroissiale ». Pratiquant les conseils évangéliques de chasteté, pauvreté et obéissance, elle n’était pas non plus religieuse. Son engagement premier était hors institution, dans un coude-à-coude avec les incroyants et les pauvres, dans la vie ordinaire, mot qu’elle affectionnait. La sainteté n'était pas, selon elle, réservée aux moines ou à quelques privilégiés. « Nous autres, gens de la rue, peut-on lire dans ses écrits rassemblés en 17 tomes, [nous] croyons de toutes nos forces que cette rue, que ce monde où Dieu nous a mis est pour nous le lieu de notre sainteté.” On parlait alors de la mission en terme géographique ; elle, elle voulait être une “missionnaire sans bateaux” : pas besoin de franchir les océans !
Sa vie ne fut pas toujours facile. Le mystère de la Croix, elle connut cela. De santé fragile, elle était très souvent fatiguée. Elle dut aussi porter la mésentente puis la séparation de ses parents et connut des souffrances dans l’Église, notamment lors de la crise des prêtres ouvriers, à partir de 1952.
Elle mourut en 1964, en plein concile. Mais elle en avait déjà vécu toutes les intuitions. Si l'on doit compter sur les prêtres et les religieux pour annoncer l'Évangile, celui-ci tombera dans l'oubli. Mais tout chrétien est appelé à être missionnaire au cœur de son monde. Le secret de ses audaces et de sa liberté ? Son union à Jésus Christ.
[1]Lire Gilles François et Bernard Pitaud, Madeleine Delbrêl. « Un coude-à-coude fraternel avec les incroyants et les pauvres », Fidélité 2019.
Comentarios