Lutte et contemplation
Charles Delhez sj –
Lutte et contemplation, titre d’un livre du frère Roger Schutz de Taizé, était le slogan de mes années de jeunesse. La page serait-elle tournée ? Eh bien non, des jeunes reprennent le flambeau. Jean-Baptiste Ghins, Mathias Petel et Timothée de Rauglaudre, deux doctorants belges et un journaliste français, viennent de publier Il renverse les puissants[1]. Aux yeux de ces chrétiens engagés dans leur Église et dans les combats de notre temps, la foi est compatible avec une critique structurelle de la société capitaliste et même avec une option révolutionnaire. La notion de paix ne se confond pas nécessairement avec celle de maintien de l’ordre. Le Christ qui fut si accueillant pour les écrasés est aujourd’hui parmi les chômeurs, les migrants et les exploités, insistent-ils. Le rouge est la couleur du Royaume.
Ces jeunes auteurs remettent en question l’opposition entre christianisme et socialisme. D’un côté, constatent-ils, des Églises qui, malgré de nobles exceptions, se tiennent souvent du côté du côté des riches, et de l’autre, des militants qui traitent la religion d’opium du peuple. Et pourtant, il y a moyen de conjuguer ce double héritage. Pour l’illustrer, ils rassemblent dans cet ouvrage douze portraits de chrétiens contestataires pour qui le christianisme fut une ressource inépuisable de remise en cause des hiérarchies sociales. Devanciers de l’encyclique Laudato si’, estiment-ils, ils représentent différentes facettes du militantisme, mais sans étiquette commune. Le risque de récupération idéologique était ainsi évité.
Ces douze personnalités transcendent l’opposition binaire entre le pacifisme et l’action révolutionnaire. Héritières d’une double lignée, celle de la gauche et celle de l’Évangile, elles sont désireuses d’assumer la question politique, de conjuguer la conversion personnelle selon l’Évangile et la critique structurelle des institutions du capitalisme.
Nos auteurs s’adressent aux chrétiens, mais aussi à la gauche politique, elle-même pétrie de logiques de domination. Ils l’invitent à être plus miséricordieuse, à se débarrasser de la haine du bourgeois comme préalable à l’insurrection. L’Évangile libère en effet du fantasme de l’ennemi. Il rappelle également que « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole de la bouche de Dieu ». La prière peut aller de pair avec l’action.
Pour suivre le Christ, qui fut un « signe de contradiction », selon les mots du vieillard Siméon au Temple de Jérusalem, il peut parfois être nécessaire d’entrer en conflit avec ceux qui prétendent le représenter. C’est en vue d’une société réconciliée qu’ils s’engagent. Et pour y parvenir, sans doute faudra-t-il parfois désobéir, même à la hiérarchie ecclésiale, comme dut le faire Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart-Monde.
Finalement, l’originalité du christianisme ne serait-elle pas de transcender l’horizon d’une réalisation terrestre ? « Le royaume de Dieu, baigné d’amour, de paix et de justice, rappellent-ils, ne sera accompli qu’à la venue du Christ. Nos tentatives actuelles n’en sont qu’une modeste esquisse. »
Voilà qui en Carême mérite d’être réentendu avec Isaïe, Amos, les psaumes, le Magnificat et tant d’autres textes bibliques. La Bible est une odyssée d’espérance. Ne perdons pas de vue l’horizon utopique du Royaume. Il n’est pas de ce monde, mais il s’enracine dans nos luttes.
[1] Éditions du Cerf, 2024, 275 pages.
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