Charles Delhez sj –
Les années 50, les fifties, on les a oubliées, sauf peut-être certaines personnes qui m’écoutent. Par contre, les golden sixties qui ont suivi et les 30 glorieuses, on les chante encore avec nostalgie. La consommation, les loisirs, le prétendu bien-être, le tourisme, les moyens de communication (à l’époque la télévision), tout cela a explosé. La surabondance, l’excès… Il y a certes eu mai ’68, ce fouillis de révoltes dans lequel « chacun est venu – et vient encore – pêcher les idées qu’il préfère », dirait Jean-Claude Guillebaud. À cette époque, on nous mettait en garde contre une société de consommation qui n’en était pourtant qu’à ses débuts. « En consommant, tu te consommes toi-même », put-on entendre lors d’un débat nocturne à l’Odéon de Paris. Mais l’on sait bien que les acteurs de la révolte étudiante ont trop souvent devenus les bourgeois de la décennie suivante. Ah ! Que l’idéal passe vite si on ne le met pas en pratique.
J’ai été surpris de relire sous la plume du même Guillebaud, dans son Je n’ai plus peur[1], la description de ma propre éducation dans ces années 50. On se relevait de la guerre, il fallait reconstruire, il ne s’agissait pas de gaspiller. On ne quittait pas une pièce sans fermer les lumières, il fallait être économe de ce qu’on mettait sur sa tartine, on devait finir son assiette. Il fallait aller jusqu’au bout de ses vêtements. En ce temps-là, le cordonnier avait fort à faire, la couturière aussi… Était-on si malheureux ?
Aujourd’hui, on en est loin. On estime, par exemple qu’un tiers de la nourriture, d’une manière ou d’une autre, fini par être jeté. Il y aurait de quoi nourrir 11 milliards d’habitants… Dans les grandes surfaces, il faut qu’il y ait toujours en rayon assez de choix pour contenter le dernier client, quitte à tout jeter à la fin de la journée. L'obsolescence est maintenant programmée. « Nos entreprises préfèrent fabriquer du toc pour protéger leur profits futurs », dénonce Guillebaud. Tout est organisé pour que, dans quelques années, vous deviez racheter un nouvel appareil, car de toute façon, cela coûte trop cher de le réparer. Il n’est cependant pas nécessaire d’attendre que l’appareil soit hors d’usage, la publicité suffit à vous donner l’envie de le remplacer par un nouveau modèle plus performant ! Et tourne, tourne la machine économique, mais au profit de qui ?
Nostalgie que tout cela ? Non ! Craintes, et au pluriel. Nous épuisons la planète, le fossé entre les riches et les pauvres se creuse, notre confort devient insolent dans un monde où la cohorte de ceux qui connaissent la faim va s'amplifiant. Mais les pauvres ont aussi leur portable et leur télévision, dira-t-on. Et pourquoi serait-ce réservé aux riches ? Y aurait-il deux sortes d’humanité, celle qui a besoin de communiquer et les autres, ceux qui peuvent faire le tour du monde et ceux qui doivent rester chez eux pour accueillir les touristes ? 17 % des humains seulement ont en effet de quoi se payer des vacances en déplacement. Faute de vivre une modération matérielle, on se rabat sur la pauvreté spirituelle. Cela donne bonne conscience. Il est cependant difficile d’être riche et de conserver un cœur de pauvre, dit un adage protestant.
Chronique un peu dure ? Certes. Son auteur peut aussi se montrer du doigt, d'ailleurs. Ne cherchons pas des coupables. L'urgent est d’opérer un virage. Heureusement, lot de consolation, des mots comme frugalité, modération, sobriété sont de moins en moins ringards.
[1] Jean-Claude Guillebaud, Je n’ai plus peur, L’Iconoclaste 2013, Ed. Points.
Comments