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L'apôtre de l'universel


Charles Delhez sj –


Au commencement était la grâce

Sans Paul, le christianisme serait sans doute resté une de branche de plus du judaïsme. Dans son épître aux Romains, l'apôtre de Tarse donne toute son extension à l'universalité présente dans l'Évangile. Il s'en explique en enracinant tout dans la grâce de Dieu. Il en fut lui-même le bénéficiaire. Selon Daniel Marguerat[1], cette lettre, placée en tête des autres épîtres du Nouveau Testament, est le testament de Paul, son exposé synthétique de l'identité chrétienne.

Cet écrit, d'une haute densité intellectuelle, fut rédigé par Paul seul en 57 (il a alors une cinquantaine d'années). Elle vient un an après sa lettre aux Galates dont il recadre le propos et atténue le mordant afin de s'affranchir de sa réputation d'antijudaïsme. Il s'adresse aux pagano-chrétiens et répond aux objections de ceux que nous appellerons les judaïsants, les juifs et les judéo-chrétiens. Nous sommes au cœur de la vision théologique de Paul. L'épître aux Romains est sa note personnelle, son apport au christianisme qui a dès le départ été pluriel. « La diversité en Église n'est pas un problème, seule l'intolérance l'est », dit justement Daniel Marguerat.

Un renversement

Deux personnages bibliques tiennent une place importante dans cette lettre : Abraham et Adam. Abraham est le prototype du païen justifié par la foi, c'est-à-dire, ajusté à Dieu. Dieu a fait alliance avec lui bien avant sa circoncision à l'âge de 99 ans. Celle-ci n'est donc pas une condition pour être en grâce avec Dieu, être juste à ses yeux, mais simplement un signe religieux de l'acceptation de cette alliance. Abraham est donc notre père à tous, les circoncis comme les non-circoncis. Dieu, gratuitement, lui a assuré une descendance ; à nous, par le Christ, gratuitement, il nous offre la résurrection.

Au cœur de l'épître, il y a un renversement (souvent passé inaperçu). Paul voit tout à partir de la grâce, accordée à tous les pécheurs, juifs ou Grecs, et non à partir du péché même si, dans l'argumentation, il sert de prémisses. Le cœur du christianisme, c'est la foi en la justice de Dieu, expression qui revient 34 fois, c'est-à-dire la reconnaissance de l'homme par Dieu, l'offre de son amour pardonnant. Dieu reconnaît juste l'homme, même pécheur, qui met sa foi, sa confiance en lui.

Par le baptême, nous sommes associés au Christ mort à cause de nos péchés et nous vivons de la grâce de Dieu. Le régime de la Loi – que les judaïsants défendent bec et ongle et qui faisait d'eux le « peuple élu » – est donc périmé, celle-ci ne faisant que révéler notre incapacité à vivre selon Dieu. Seul son amour gratuit nous ajuste à lui. Jean n'écrira-t-il pas : « Nous nous aimons parce que Dieu lui-même nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19) ? Un écho à l'affirmation de Paul: « Or, la preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs » (Rm 5, 8).

Le péché et la Loi

Durant 64 versets (1, 18 — 3, 20), Paul décrit le péché universel. « Tous, juifs comme Grecs, sont sous le pouvoir du péché » (3, 9). Mais, attention, ce qui compte ici c'est l'angle de vue. Le péché n'est pas le point de départ. C'est la gratuité du don de Dieu qui est première. Paul part du péché des païens, que les juifs stigmatisaient volontiers, pour mettre tout le monde dans le même sac : juifs et païens sont pécheurs. Tous sont donc bénéficiaires de l'amour inconditionnel de Dieu.

Paul dissocie donc la justice (la reconnaissance de l'homme par Dieu) de la Loi de Moïse que les juifs regardaient comme leur privilège, la garantie de leur salut, notamment grâce à la circoncision qui ratifiait l'Alliance sans la fonder. Pour Paul, juifs et non-juifs sont à égalité devant Dieu. Personne, ni le juif ni le Grec, n'est indemne du péché et donc personne n'est exclu de la grâce, celle-ci étant accueillie par la foi et non méritée par les œuvres. Adam, deuxième personnage, est le prototype de cette humanité, Juifs et païens confondus, refusant la volonté divine. La loi de Moïse n'avait pas réussi à endiguer le péché, elle avait défini la faute en énonçant des interdits. La grâce, elle, a été offerte par Dieu dans le Christ mort et ressuscité. "Il y a, quant à la représentation de Dieu, un avant et un après Vendredi saint » (Marguerat, 416). La Loi a donc servi de révélateur au péché. Par la vie et la mort du Christ, l'heure de la gratuité de l'amour divin a sonné.

« La Loi ne peut rien contre le moi prisonnier du péché », écrit Daniel Marguerat (Marguerat, 261). Le péché – faire sa vie sans Dieu, et non pas d'abord une infraction morale – est plus fort que la Loi. Celle-ci n'a-t-elle d'ailleurs pas mené Paul à des œuvres de mort, lui qui persécutait les chrétiens pour défendre la loi de Moïse ? C'est à la lumière de sa conversion que Paul découvrira que « la parole de la Loi le faisait mourir en prétendant le faire exister » (Marguerat, 263).

La grâce est première. Dans la pensée et l'expérience de Paul, tout part de l'évènement du chemin de Damas. En Jésus Christ, il a accueilli l'abondance divine. « Pour moi, vivre c'est le Christ », écrira-t-il plus tard (Ph 1, 21). Le péché, dont il était comme le champion, n'a plus le pouvoir de séparer de Dieu. Paul s'est découvert pardonné par le Christ. Son histoire est celle de tout homme.

Une vie nouvelle

C'est la grâce qui fait naître en nous une vie nouvelle et obtient de nous ce que la Loi n'obtenait pas. Par le baptême, le chrétien est passé du régime de la Loi (qui fait naître l'angoisse) à celui de l'Esprit, celui de la liberté des enfants de Dieu (8, 15). À nous de vivre au souffle de cet Esprit dans ce monde « balafré de misère », en « douleur d'enfantement » (8, 22), où l'on peut rencontrer « la détresse, l’angoisse, la persécution, la faim, le dénuement, le danger, le glaive » (cfr 8, 35). Écoutons Paul : « J’en ai la certitude : rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur » (8, 38-39).

L'Évangile de la grâce répond au besoin universel de pardon. Il n'y a pas moyen de comprendre le message de Paul si l'on se contente d'une lecture béate de l'histoire humaine et de la nôtre personnelle. Hélas, les « judaïsants » refusent ce Christ venu apporter ce pardon. Voilà qui fait souffrir Paul, le juif qui fut si judaïsant. L'ex-pharisien est « acculé, écartelé, déchiré entre l'impossibilité d'abandonner son Évangile et l'impossibilité de rayer Israël de la carte divine » (Marguerat, 267). Et de consacrer dès lors trois chapitres à résoudre cette douloureuse question. Israël reste, selon Paul, la racine de notre salut. « Ce n'est pas toi (le non-juif) qui porte la racine, mais c'est la racine qui te porte », écrit-il (11,18). Il proclame son espérance dans le salut de « tout Israël », qui bénéficiera lui aussi de la gratuité du don de Dieu. Quand et comment ? Il ne le sait, mais il le croit. En effet, « dans l'histoire de Dieu, la préséance d'Israël est irrévocable » (Marguerat, 268).

Une éthique du discernement

Après une argumentation très serrée, à la manière de la rhétorique de son temps, trois chapitres décousus nous permettent d'atterrir dans le concret de la vie chrétienne. Retenons tout d'abord ces petites phrases parsemées dans le chapitre 12 : « Bénissez ceux qui vous persécutent […] Ne rendez à personne le mal pour le mal […] Ne te laisse pas vaincre par le mal […] Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Voilà qui rappelle l'Évangile, sa « morale en excès ».

Paul ne remplace cependant pas la loi de Moïse par une nouvelle loi, de nouvelles règles. Sa démarche est celle du discernement. Il renvoie chaque baptisé à sa conscience. Écoutons l'introduction des quatre derniers chapitres avant la conclusion (12 – 15): « Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait » (12, 1-2). Et plus loin : « Que chacun, en son jugement personnel, soit animée d'une pleine conviction » (14, 5). Saint Augustin traduira cette éthique par la formule célèbre : Aime et fais ce que tu veux ! Tel est le paradoxe paulinien : « Le chrétien est libre de tout, mais asservi à l'amour » (Marguerat, 275).

[1] Daniel Marguerat, Paul de Tarse. L'enfant terrible du christianisme. Seuil, 2023.



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