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L’Abbé Pierre : ténèbres et lumière

Charles Delhez sj –

L’Abbé Pierre était une icône, un géant. Et pourtant il avait une face nocturne, obscène, sordide. On connaissait l’homme solidaire. On découvre aujourd'hui le prédateur sexuel. Quel gâchis ! Il y a de quoi être écœuré et en colère. Le dossier très lourd, court sur plus de 50 ans. Il a blessé profondément de nombreuses victimes, lui qui disait défendre les souffrants, et aujourd’hui, il scandalise ceux qui l’apprennent.

Cet homme était à la fois « simple et complexe », un « être sincère mais secret ». Ces adjectifs extraits de L’Abbé Pierre intime (Plon 2023) résument tout. Sorti de presse un an avant la révélation des abus, ce livre illustre parfaitement le paradoxe, même si Pierre Lunel, son auteur, qui a eu accès aux carnets intimes de l’abbé, n’en savait pas encore tout.

Henri Grouès, de son vrai nom, était colérique et se reconnaissait d’autres défauts : « J’ai en moi un instinct de domination » ; « Il faut que je convainque, que je domine, que je ne cède à personne… », avouait-il dans ses notes personnelles. Roublard, ambitieux, parfois mystificateur, il avait aussi ses obsessions sensuelles, et ce dès avant le fameux « Hiver 54 ». Ses proches firent tout pour l’aider. L’Église lui avait adjoint un « second » pour l’accompagner et le protéger de lui-même.


« L’intéressé est un grand malade, traité en Suisse dans une clinique psychiatrique », écrivait en 1958 le cardinal Feltin, archevêque de Paris, pour dissuader un ministre qui voulait décorer le fondateur d’Emmaüs. Ce prophète au verbe puissant ne laissait pas deviner la faiblesse physique (une trentaine d’interventions chirurgicales) et psychologique qui le conduisit même aux portes de la mort.

Un mythe exige la perfection, or il n’était pas parfait et le savait. « Assez de ce mythe de l’Abbé Pierre, de ce culte malsain ! s’exclama-t-il un jour. Je ne suis pas une idole, j’en suis le premier blasphémateur. Foutez-moi la paix ! J’en meurs de honte ! » 

Ce ne furent hélas pas que des faiblesses passagères, mais une véritable double vie de l’ordre de l’addiction. Aux yeux de notre sensibilité actuelle, le scandale est grand. Le géant tombe de son piédestal. En son temps, les responsables d’Emmaüs et certains hommes d’Église au courant ont étouffé les affaires successives. Ils ont choisi la politique du silence pour sauver leur image respective, non sans prendre des mesures fortes mais nettement insuffisantes. Cette complicité est inacceptable.

L’Abbé avait un côté excessif : « Dépouillement total, intégral, absolu, de toute connaissance, de tout désir, toute jouissance », peut-on lire dans ses notes intimes au temps où il était jeune capucin. Il n’avait aucune indulgence vis-à-vis de lui-même, constate Pierre Lunel qui l’a suivi durant 20 ans. Il vivait la trahison de son vœu de chasteté comme un remords déchirant. Quand on voulait l’apaiser en évoquant tout le bien qu’il avait fait, il répétait : « Décidément , tu ne peux pas comprendre ! »

De fait, nous ne comprenons pas. Y a-t-il moyen ? Comment en effet conjuguer une face aussi sombre avec tant de combats aussi beaux ? N’est-ce pas le mystère de chaque être humain, à des degrés divers ? Contentons-nous pour le moment d’espérer que ceux qui ont cru en son message de fraternité gardent courage et continuent ce combat, dans la discrétion et l'humble service.


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